Emmanuel Stanislas – fondateur de Clémentine, cabinet de recrutement du digital et de l’IT.
La pandémie traversée fait paraître indécentes les comparaisons entre les salaires de la Tech et ceux d’autres secteurs d’activité au point que certains s’interrogent. Qu’en est-il actuellement du juste prix des talents et de la transparence des rémunérations ?
Une mécanique de la hausse
Aujourd’hui, c’est un fait, les salaires des professions digitales sont tirés vers le haut et nous assistons à un durcissement de la tension déjà existante sur les recrutements de profils IT et digitaux. Cela a pu donner lieu à des comparaisons troublantes : oui, un spécialiste data est mieux payé qu’un interne des hôpitaux, un consultant informatique bien plus qu’un chercheur en biologie, etc. Tout permet de penser que cette tension se renforcera encore dans les mois à venir. En effet, il y a encore quelques mois, personne n’osait quitter son poste faute de certitudes — les talents chassés par les organisations en quête de transformation accélérée se faisaient rares ou timides sur le marché. La tendance s’inverse désormais et les démissions sont nombreuses accroissant les besoins en recrutement. C’est le cas notamment du côté des ESN (anciennement SSII) qui fournissent leurs services aux entreprises qui ne peuvent ou ne veulent pas recruter. Cette situation entraîne une hausse des salaires que vient renforcer le besoin de flexibilité : si les entreprises font appel aux ESN c’est aussi parce qu’elles ont besoin de contrats hors CDI. Or, il faut savoir que les grandes ESN n’ont pas la cote auprès des candidats ; elles ont hérité d’un défaut d’image imputable aux dérives des années 2000 (lorsqu’elles n’hésitaient pas à remercier leurs talents sans ménagements à la moindre incertitude budgétaire). L’épisode a laissé des traces durables dans la culture digitale et les ESN doivent aujourd’hui proposer de hauts salaires à leurs candidats.
Une perte de repères pour les entreprises clientes ?
Par ailleurs, les cabinets de conseil n’hésitent pas eux-aussi à préempter les profils digitaux dont ils savent pouvoir vendre les services en conservant une marge confortable. Les startups, petites et grosses, étant moins contraintes à l’équilibre financier que les entreprises traditionnelles, proposent aux candidats des montants vertigineux et qui ont explosé en période COVID. Enfin, depuis quelques années les plateformes de freelancing permettent aux experts de maximiser leurs revenus en tant que travailleurs indépendants et accentuent l’effet de hausse en asséchant le vivier des talents disponibles en CDI. Tout concourt ainsi à recruter plus cher et pourtant les repères continuent à manquer. Le fait est qu’il n’y a pas de cotation possible des candidats, seulement des fourchettes de rémunération disponibles dont les montants ne reflètent pas tous les éléments à intégrer. Les grands groupes possèdent des outils de rémunération très sophistiqués (primes, intéressement, avantages, plans d’actions mobilisables, etc.) dont ne disposent pas les petites entreprises. Pour des profils identiques les salaires varient donc énormément en fonction des parcours. Il est impossible de savoir combien « vaut » un Directeur Marketing BtoB, par exemple. Pour une même fonction, les rémunérations varient généralement de 5 à 15%. La foule de données qui entrent en jeu peut aussi faire perdre leurs repères aux entreprises et aux candidats. Neuf fois sur dix, lors d’un recrutement, le problème rencontré n’est autre que le montant du salaire (les entreprises prévoient généralement de payer 10% de moins que ce qui est attendu). Les candidats sont aujourd’hui en position de force et bien renseignés, cependant la rémunération n’est pas leur unique critère de choix.
Les critères de choix s’individualisent mais le salaire reste décisif
Un jeune diplômé recherchera-t-il le poste le plus rémunérateur avant de se poser la question de son goût pour l’activité ? Rien n’est moins sûr. Les talents sont prêts à modérer leurs exigences dès qu’un emploi fait sens à leurs yeux ou bien leur propose un environnement de travail en accord avec leurs attentes. Cela peut être aussi bien une localisation privilégiée que des valeurs et une culture d’entreprise attractive qui vont les convaincre. Faut-il en déduire (comme le font certaines études) que la culture d’entreprise est un facteur plus décisif à l’embauche que la rémunération ? Loin de là . Conclure trop hâtivement que l’on peut s’appuyer sur « la bonne ambiance » ou « les bonnes valeurs », ou sur un accès facilité au télétravail pour proposer un salaire minoré est une erreur stratégique. Un salaire élevé reste un facteur de satisfaction au travail et a une forte incidence sur les processus de recrutement.
In fine, la rémunération demeure un sujet délicat en France et toujours traité en fin du processus de recrutement. La réalité des niveaux de rémunération est beaucoup plus nuancée que ne laissent paraître les fourchettes consultables mais la modération salariale n’est certes plus de mise. Elle appartient à l’époque où un candidat était assuré d’effectuer une grande partie de sa carrière, voire la totalité en progressant dans une même entreprise – ce qui a cessé d’être la norme. La mobilité et la flexibilité que réclame le système actuel possèdent leur contrepartie : une plus grande spéculation sur les salaires ainsi qu’un risque : celui de voir régulièrement les meilleurs partir. Jusqu’à quel point les entreprises sont-elles prêtes à l’accepter ? Cette question sensible des rémunérations à l’embauche en masque une autre, peut-être plus importante : quel est le véritable coût d’un poste laissé vacant ?