Que signifie devoir travailler contre ses valeurs et jusqu’à quel point est-ce encore acceptable et/ou possible aujourd’hui ? La question mérite d’être posée clairement à l’ère des réseaux, de la fin de la séparation nette entre vie privée et vie professionnelle, mais aussi, au regard des nouvelles attentes des candidats et collaborateurs.
Par Emmanuel Stanislas, fondateur de Clémentine, cabinet de recrutement du digital et de l’IT.
Le fonctionnement interne des entreprises est à l’image de la société contemporaine : entre les valeurs positives affichées aux yeux de tous et la réalité vécue au quotidien, les contradictions sont nombreuses et souvent difficiles à vivre. Pendant longtemps, la division nette entre vie privée et professionnelle aura favorisé une certaine acceptation de ces contradictions ; elle aura aussi protégé les talents (il y avait d’un côté le business et ses règles, et de l’autre, la vie en société) or cela n’est plus le cas.
Des contradictions professionnelles plus difficiles à assumer ?
Que vous soyez un défenseur de l’environnement et que votre entreprise mène une politique d’investissement favorable aux énergies fossiles ou bien que l’on vous propose un poste convoité dans une organisation dénoncée pour ses pratiques sexistes ou racistes, des choix difficiles peuvent s’imposer à vous, et avec des conséquences mesurables (en termes d’image et de crédibilité professionnelle et personnelle). Devoir travailler « contre » ses propres valeurs est devenu coûteux sur tous les plans, tant la personne professionnelle est aujourd’hui « exposée » sur les réseaux et confondue avec celle que vous êtes en privé. Cette réalité ne peut plus être ignorée du management et elle concerne au premier chef le recrutement et la rétention des talents.
De nouveaux besoins quant aux « rôles »
L’organisation de l’entreprise est ainsi faite qu’on demande encore aux collaborateurs, et souvent, sans ménagements, de faire des choses qui leur coûtent, humainement parlant. Untel aime tenir ses promesses or vous lui demandez de retarder le paiement d’un fournisseur déjà furieux, ou bien de ne pas affecter les ressources promises à l’un de ses clients ; etc. Ce sont aussi une foule de petites tâches et missions (et pas seulement les grandes décisions de carrière) qui recèlent des conflits de valeurs. Lorsqu’on demande à un candidat (ou un collaborateur) de faire une chose dont il a honte – honte de se montrer insensible à la situation personnelle d’untel, honte de devoir mentir à un fournisseur, un client, un collègue, la collectivité, …, en résumé : honte de devoir jouer un « mauvais rôle », le risque est grand de le perdre à terme. À ce titre, certaines fonctions sont de véritables « shitstorm jobs » et il est clair qu’on ne peut plus se contenter de la vieille excuse du « business is business ». Les temps ont changé. Alors, une nouvelle éthique managériale peut-elle se développer sous la pression des jeunes talents ? Il faut le souhaiter car les exigences sont grandes.
Les limites à placer sont individuelles
Aussi avant de confier une mission sensible à un candidat (et/ou avant de l’accepter), il est prudent de se poser les bonnes questions. Savoir où placer les limites est devenu un exercice auquel tous doivent se prêter, managers comme collaborateurs. En tant que candidat, je dois savoir, non pas ce qui est acceptable dans l’absolu, mais ce que moi, je peux et suis en mesure d’accepter – ce qui est tout aussi difficile. En tant que manager, je dois être conscient, par exemple, qu’il n’est plus possible de déléguer totalement les tâches humainement sensibles ; ou bien encore, que ne pas réagir aux blagues sexistes, c’est tout simplement… s’en rendre complice. Les limites de chacun sont personnelles et nous ne sommes pas tous affectés, à intensité égale, par les mêmes choses. La vraie nouveauté est de devoir se poser la question très tôt (et à vrai dire, toujours plus tôt dans une carrière) de ce qui est ou non acceptable ; mais aussi de devoir se demander à quel moment puis-je considérer que je m’adapte et à quel moment suis-je en train de me compromettre, à mes yeux et à ceux des autres ?
À défaut de perfection : de la transparence
Ce qui nous amène à l’essentiel : pour pouvoir placer ces limites, encore faut-il savoir à quoi on s’expose et ce qui nous attend dans l’entreprise. Beaucoup des nouvelles exigences se placent aujourd’hui dans ce besoin de transparence. Attention aux valeurs positives affichées par les leaders d’une organisation s’ils ne les incarnent pas vraiment ! Car les talents ne sont pas dupes et attendent qu’on ne leur dissimule rien des difficultés qu’ils peuvent rencontrer. Nous sommes à une époque qui demande à tous de prendre position, de dénoncer les comportements, mais elle incite aussi à mieux entendre les vérités déplaisantes. Les difficultés propres aux transitions dans l’activité, les périodes agitées, tout cela ne saurait disparaître comme par enchantement, aussi « annoncer la couleur » au plus tôt reste la meilleure attitude à adopter. Pas besoin de céder à la mode de l’affichage de valeurs ultra-positives, on peut simplement conduire son activité dans le respect des règles et des personnes. Pour cette raison, l’éthique du management repose désormais presque entièrement sur ce point : le deal doit être clair.